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Questions à Albert Ayme

extraits du n° 20 de la revue Lisières



Avant tout, un postulat incontestable formulé par Malraux dans « Les Voix du silence » : « La biographie d’un artiste c’est sa biographie d’artiste ».

En se concentrant sur sa biographie d’artiste, celui-ci ne s’éloigne-t-il pas de la vie ?
Dans « La Recherche », Proust est formel : « La vérité suprême de la vie est dans l’art ».


Pour quelles raisons et dans quelles conditions es-tu passé à l’abstraction en 1960 ?
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J’entre en peinture tardivement, avec la foi et l’ignorance d’un néophyte, simple autodidacte. « Empêché d’être musicien, incapable d’être écrivain, je ne suis que peintre » ai-je pu écrire. Nous sommes à la fin des années cinquante, après une période exclusivement consacrée à la nature morte, conçue comme l’équivalent pictural de la musique de chambre. Peintures concentrées, ascétiques, deux ou trois objets seulement, avec déjà l’emploi du pochoir comme technique d’économie et d’impersonnalité qui m’avait exposé au reproche de déshumanisation ! Dès 1953, rencontre inestimable avec Francis Ponge, « Le Parti pris des choses », et en 1955, une lettre chaleureuse de Morandi : « molto bella la sua lirica ». Lorsque la temporalité picturale devient mon unique préoccupation, je prends douloureusement conscience de la caducité des moyens disponibles de la figuration et de sa faiblesse congénitale face à un tel enjeu. Je me trouve donc brutalement placé devant la nécessité vitale de changer de système de référence. Passage évidemment négocié dans les affres d’un saut dans l’abîme. Une table rase pratiquée contre tout choix d’agrément personnel. Dans le même temps, pour entériner cette situation irréversible, démission de mon poste d’ingénieur à Paris au Ministère de l’Agriculture. À quarante ans, me voici le dos au mur, séparé de ma famille, sans travail, sans ressources, sans domicile et dans une grande ignorance de l’abstraction que j’avais toujours réprouvée. Me hante en priorité l’élaboration encore indéterminée d’un projet global : l’inscription du temps pictural dans l’espace peint, projet de vie ( l’éthique et l’esthétique ne font qu’un ). L’enjeu n’est rien moins que le passage d’une représentation métaphorique du temps, si communément répandue, à son statut organique. Problème historique, à peine effleuré, sinon pressenti par Delaunay et Klee, et ignoré par l’abstraction, où tout était à reprendre à partir de zéro.


Si l’abstraction, selon toi, s’est désintéressée du problème de la temporalité, sur quelles bases va s’établir ta recherche ?


Mon avancée s’est opérée en deux temps précis. Le premier concerne le saut concret dans le système non-figuratif, le deuxième s’applique à la mise en place des concepts et méthodes adéquats à mon objectif, antinomique de toute pratique empirique. Le premier a lieu en juillet 1960, dans mon atelier de Six-Fours-la-Plage, où je réalise ma première tentative abstraite spontanément, mais non au hasard : une « Grande Frise Inaugurale » d’un format très allongé ( rapport de 1 à 3 ) de 320 x 107 cm, toile non tendue sur châssis, peinte à même le sol. Cette œuvre contenait les prémisses de mon projet tout entier. La notion de temporalité faisait pour la première fois émergence par le déroulement latéral d’un thème rythmique dans l’espace. Économie des moyens, modulation du blanc au noir à travers les gris qui l’apparentait à une aquarelle monumentale. Je ne m’étais nullement borné, reproche que j’adressais à l’abstraction toute entière, à substituer des formes abstraites à des formes figuratives. Georges Mathieu lui-même reconnaît, en 1965, que « les premiers peintres abstraits ne feront que baigner les formes non-figuratives dans les moules de la Renaissance ». Pour moi, ce n’était pas en priorité une question formelle, moins un changement du regard que du mental. La problématique même s’en trouvait affectée en éveillant une conscience nouvelle de la peinture non-figurative. Le deuxième temps concerne la démarche. Deux solutions stratégiques se présentaient à moi simultanément. L’une, située dans le prolongement de la « Frise Inaugurale » de 1960, introduisait une temporalité latérale. L’autre, plus audacieuse opérait une entrée nouvelle dans la peinture avec une seule couleur. Concentration, écrivait Schœnberg, signifie toujours extension. Cette solution prévalut et devait se révéler inédite et prometteuse. Dans la peinture, la position de départ est capitale. Pour apprécier les données de base, le peintre accomplit un acte mental comparable à celui du médecin. Dans les deux cas, si le diagnostic d’origine est erroné, le problème posé par la peinture, par la maladie, ne sera jamais résolu. À terme le malade, ou l’œuvre, périra. Cette quête reposait sur un principe motivant toute ma recherche : mon propos est d’ordre logique, non psychologique ou esthétique. Il m’engageait à mettre en œuvre une intelligence vierge de tout savoir préconçu, affranchie de tout modèle antérieur, mise au service d’une aventure picturale à son niveau de base, en quelque sorte à son niveau zéro. Bref un authentique commencement, mieux encore un fondement.
C’est ainsi que naquit la phase originaire décisive de ma démarche : « L’Aquarelle Monochromatique » de 1962, engendrée à partir d’une unique couleur, superposée à elle-même par transparence, et qui apporte la première réponse valable au problème de la temporalité picturale. Elle rejette comme inadéquate, la méthode immémoriale de juxtaposition (implicite du postulat réducteur de Maurice Denis) pour élaborer un langage à structure transparente. Superposition, c’est-à-dire l’appréhension simultanée de ces trois notions, espace-mouvement-temps et non juxtaposition qui est cloisonnement d’un espace binaire dont l’état final occulte partiellement ou totalement les états antérieurs. Les « Papiers Collés » relèvent sans conteste d’une telle méthode d’oblitération. « L’Aquarelle Monochromatique » substitue à des procédés empiriques l’application d’un principe chromatique rigoureux. L’œuvre doit à ce principe : sa transparence qui rend caduque l’antinomie intérieur/extérieur, forme/fond et constitue un facteur irremplaçable dans l’émancipation de la binarité (n’oublions pas que ce fut l’une des préoccupations constantes de Klee) ; ensuite la discontinuité, d’essence musicale, générant une nouvelle conception de l’intervalle pictural.
L’interpénétration de ces concepts fédère un système pictural autonome qui enferme le temps dans l’espace de l’œuvre elle-même, par l’occupation d’un même lieu en des moments différents. Dès lors, « L’Aquarelle Monochromatique » devient la pièce fondatrice de ma recherche. Elle assume la mutation d’un temps métaphorique à son statut organique, en se définissant par rapport à la musique en termes de structures homologiques et non plus en termes analogiques, iconographiques (Klee, Kandinsky), ou anarchiques. Avec elle, c’est un point d’appui intangible sur le sol même de la peinture qui a été conquis.

Comment se poursuit ta recherche ?


Ma réflexion ne pouvait être qu’amplifiée par ma découverte. Dans ses « Carnets », Wittgenstein écrit : « Une intuition unique au départ a plus de valeur que toutes les intuitions du monde à mi-chemin ». « L’Aquarelle Monochromatique » con-firme son adage. Ce premier pas représentait un engagement ferme et précis dans une voie différente de tout ce que j’avais pu voir à Paris. Avec « L’Aquarelle Monochromatique », la forme de pensée qui s’y initie change le code de lecture convenu de l’abstraction, par l’introduction de critères opératoires déterminants. « Quelque chose à obtenir, et non plus quelque chose à exprimer ». Je m’apercevais que le choix objectif, à la fois logique et intuitif, consciemment assumé, de mon point de départ était déterminant par sa justesse, sa nouveauté et son économie maximum des moyens. Dès lors, par cet acte unique d’origine, la rupture mentale était radicalement consommée avec la peinture traditionnelle. Je me découvrais, ipso facto, à l’intérieur d’un système spatio-temporel neuf, indécomposable, qui périmait les pratiques empiriques du système non-figuratif existant. Cette conversion directe et entière m’a épargné les phases de transition dilatoire nuisibles au franc exercice de la non-figuration. Désormais, impossible de rétrograder ou de perpétuer le statu quo, car les buts ne peuvent se trouver qu’au-devant de nous ! Ce qui condamne tout reniement de l’abstraction par le retour à une figuration désuète ! « Un Cubiste qui deviendrait un pompier ne serait pas du tout un peintre qui aurait changé d’opinion, ce serait un renégat », écrivait Malraux dans « Les Voix du silence ». Il nous faut donc innover, promouvoir le renouveau de l’art.
La nouvelle phase à déchiffrer a été la plus redoutable car elle engageait mon destin tout entier. Le défi à relever étant celui du tout ou rien. La première phase opère une métamorphose de nos concepts d’espace et de temps, notamment par la création d’un espace transparent monochromatique. L’étape suivante n’est pas moins décisive en exigeant le retrait de cette unique couleur engendrant « L’Aquarelle Monochromatique ». Car on ne progresse, c’est la dure loi de l’art, que par suppression. Une solution possible se profilait au terme d’un questionnement sans issue, une véritable aporie. Comment, sans modèle préexistant, superposer du blanc au blanc pour constituer un langage pictural viable ? Problème situé dans la postérité du « Carré blanc sur fond blanc » (1918) de Malévitch, réputé unanimement insoluble et qui trouve la même année 1962 la légitimité de son fondement par l’invention du principe inédit du « Relief Soustractif ». Ce passage de « L’Aquarelle Monochromatique » au « Relief Soustractif » s’accomplit au cours d’une opération intransitive. Si l’on considère l’univers plastique comme une totalité à découvrir et à épeler, l’opération de superposition additive et l’opération de superposition soustractive sont des manifestations de même nature mais de signe contraire. Voyage entre deux néants. « La peinture replacée à un niveau d’apparition provisoire entre rien et rien », selon Sollers. Dans le « Relief Soustractif », les composantes graphiques et morphologiques du matériau pictural sont captées simultanément, situées et datées avec précision dans l’espace et le temps de l’œuvre, à travers leur topographie et leur chronologie propres. Avec ce principe sans précédent historique j’ai conscience d’ouvrir une brèche dans les conceptions picturales qui se perpétuent traditionnellement. À telle enseigne que ce problème de la temporalité picturale se trouve ici tout autrement résolu que par le recours à des solutions de type polyphonique (Klee) grâce à une structure spatio-temporelle indécomposable. C’est la consécration même du fait pictural. Il s’agit d’un apport indéniable comparé aux solutions aliénantes du « Monochrome » et du « Ready made » qui sont une fin en soi, " objets tout faits " qui préexistent à leurs intercesseurs. Tandis que le « Relief Soustractif », étape motrice dans un projet global potentiel, est un fait mental inséparable de l’innovation technique qui l’intronise. Dans ce cas, le statut du support fait corps à la fois avec le matériau spécifique, le dispositif opératoire et sa structure spatio-temporelle finale : technique et art ne font qu’un.



Découvrez la suite des " Questions à Albert Ayme " dans Lisières n° 20 exclusivement consacrée à Albert Ayme, où sont abordés les thèmes suivants :


L'abstraction géométrique
Le relief soustractif
La temporalité en peinture
La couleur paradigmatique

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